NOTICE SUR NITHARD.
CHARLEMAGNE n’avait pas seulement fondé un grand Empire; auprès de lui s’étaient formés quelques hommes remarquables par leur énergie, la rectitude et la fermeté de leur esprit, et qui avaient pris, à son école, le goût de la civilisation, de l’ordre, et quelque intelligence du but comme des moyens d’un gouvernement habile et régulier. A sa mort leur destinée fut triste ; hors d’état de continuer leur maître, ils se trouvèrent jetés au milieu des désordres et de l’incapacité de ses successeurs. Les uns, comme Éginhard, se retirèrent bientôt du monde et cherchèrent le repos dans les monastères ; les autres, comme Adalhard et Wala, s’agitèrent encore, essayant de se faire une grande place dans le déchirement universel. Ils ne réussirent à rien, et on les voit disparaître successivement dans la confusion des intrigues du temps ou dans le silence des cloîtres, sans laisser d’eux aucune trace, que le souvenir d’une capacité supérieure à celle des hommes qui n’avaient pas connu le grand empereur.
Nithard est le dernier en qui l’empreinte du temps de Charlemagne se laisse encore reconnaître, le dernier en qui se révèle un esprit plus étendu et plus régulier que l’anarchie du règne de Charles le Chauve et de ses frères n’en pouvait former. Né avant l’an 790, il avait pour mère Berthe, l’une des filles de Charlemagne, et pour père Angilbert, surnommé l’Homère de son temps, qui fut longtemps l’un des principaux conseillers de ce prince, reçut de lui la mission de veiller, en qualité de duc ou de comte, à la sûreté des côtes nord-ouest de son Empire, et mourut abbé de Saint-Riquier, le 18 février 814, c’est-à-dire, vingt jours après l’empereur. Ainsi petit-fils de Charlemagne, et fils d’un homme qui avait eu toute sa faveur, Nithard succéda de bonne heure à la charge militaire de son père, et défendit, contre les Normands, les côtes de la Gaule entre la Seine et l’Escaut. Les mêmes fonctions lui furent probablement conservées sous Louis le Débonnaire, auquel il demeura constamment attaché. Charles le Chauve, le fils préféré de Louis, hérita de ses services et de son affection. Nithard lui fut fidèle dans toutes les vicissitudes de sa fortune, combattit pour lui en diverses rencontres, entre autres à la bataille de Fontenay, et fit, à plusieurs, reprises, de vains efforts pour rétablir la paix entre Charles, Louis le Germanique et Lothaire. Je n’ai rien à dire sur cette époque de sa vie, car on n’en sait que ce qu’il en raconte lui-même dans son histoire. Il entreprit cet ouvrage à la sollicitation de Charles le Chauve, et le suspendit plusieurs fois, triste et dégoûté d’avoir à décrire tant d’incapacité et de malheur. Les trois premiers livres furent écrits en 842, et le quatrième en 843 ; ce dernier livre s’arrête au commencement de cette même année ; mais il est clair que la fin manque, et rien n’indique jusqu’à quelle époque l’avait conduit l’historien, ni quelle était l’étendue de ce que nous avons perdu.
C’est une perte véritable ; de tous les historiens de la race carlovingienne, sans en excepter même Éginhard, Nithard est sans contredit le plus spirituel, le plus méthodique, celui qui pénètre le plus avant dans les causes des événements, et en saisit le mieux, pour ainsi dire, la filiation morale. Ce n’est point un simple chroniqueur, uniquement appliqué à retracer la succession chronologique des faits ; c’est un homme qui les a vus, sentis, compris, et en reproduit le tableau. Il s’en faut, bien que ce tableau soit partout complet et clair ; l’esprit des hommes les plus distingués du neuvième siècle était loin de s’élever à des vues générales ou de descendre dans les profondeurs de la nature humaine ; on ne rencontre point dans leurs ouvrages ces grands développements de l’intelligence où nul individu ne saurait atteindre par sa propre force, et qui exigent la civilisation de la société toute entière ; leur sagacité est courte, leur imagination confuse ; et au point où nous sommes parvenus aujourd’hui, ce qui leur manque nous frappe bien davantage que ce qui les distinguait parmi leurs contemporains. Aussi les éloges que je viens de donner à Nithard paraîtront sans doute, à beaucoup de lecteurs, et me paraissent à moi-même exagérés ; car les mots qui les expriment réveillent maintenant en nous l’idée d’un mérite bien supérieur au sien. Cependant, quand on le compare aux meilleurs annalistes du neuvième siècle, il est impossible de méconnaître sa supériorité ; et, sans qu’on en puisse extraire aucune réflexion saillante, aucun passage éloquent, rien en un mot qui fasse admirer le politique ou l’écrivain, on sent, en le lisant, que ce petit-fils de Charlemagne devait être l’un des hommes les plus capables et les plus éclairés de son temps.
Quelques érudits ont pensé, sur le témoignage de chroniqueurs du onzième siècle, que Nithard, dégoûté des affaires et du monde, comme la plupart des élèves de Charlemagne, avait fini par se retirer dans un monastère, et qu’il était mort abbé de Saint-Riquier, comme son père Angilbert, vers l’an 853. D’autres lui ont assigné pour retraite l’abbaye de Pruim. Je ne discuterai point ici les petites conjectures et les minutieux rapprochements sur lesquels ces opinions se fondent. Elles paraissent démenties par d’autres traditions qui rapportent que Nithard fut tué vers 858 ou 859, en repoussant une invasion des Normands sur les côtes de Picardie. Au milieu du onzième siècle, Gerwin, abbé de Saint-Riquier, fit faire des fouilles sous le portique de l’église de cette abbaye, dans l’espoir de découvrir le corps d’Angilbert. Ses recherches furent infructueuses, mais il retrouva le corps de Nithard qu’on reconnut, dit le chroniqueur Hariulf, à la blessure qu’il avait reçue à la tête dans le combat où il fut tué par les Normands. Dom Rivet affirme hardiment que Nithard ne pouvait être abbé ni moine, puisqu’il avait péri les armes à la main. Cet argument est atténué par plus d’un exemple, et il ne serait point impossible que Nithard, abbé de Saint-Riquier, se fût ressouvenu, dans l’occasion, qu’il avait jadis, sur ce même rivage, repoussé, en qualité de comte, les invasions des Normands.
La collection de Pithou est la première où l’ouvrage de Nithard ait paru, en 1588. C’est au treizième siècle que le titre qu’il porte à présent : Histoire des Dissensions des fils de Louis le Pieux, lui a été donné pour la première fois.
|